Insensible à tout cela, elle parcoure la galerie d'art à pas lents s'approchant des peintures pour lire les commentaires du petit cartouche pendu à côté de chacune d'elles. Elle prend des notes sur son Smartphone. Il est pourtant difficile de se frayer un chemin tant l'artiste à l'honneur a attiré de monde. Son œuvre moderne parle avant tout des émois de son enfance, elle semble fascinée ! Le peintre russe, Henrik Vazov, est aujourd'hui installé à Paris. Elle aimerait le connaître mais sa fierté solitaire lui dicte de rester à l'écart. Elle est au bord des larmes, son enfance et ses angoisses resurgissant un peu plus fortes à chaque toile. Elle s'est composée un personnage à force de souffrance pour ne plus rien éprouver. Elle ne pensait pas qu'un simple vernissage la torturerait ainsi. C'en est trop !

Courant au milieu des tables déjà prêtes pour le cocktail pour fuir ses démons et l’air oppressant, elle tombe dans les bras d'un homme plutôt âgé – enfin le pense-t-elle – car il a de beaux cheveux longs blancs. Leurs yeux se fouillent.
— Laissez-moi passer ! éructe-t-elle en se débattant.
— Que fuis-tu comme cela ? murmure-t-il comme s'il l'avait devinée.
Il est venu seul. Il n'habite pas Paris et s'ennuie un peu loin de son Italie chérie. Alors pour passer le temps... Il est troublé par sa rencontre comme s'il connaissait cette femme élégante au regard apeuré depuis toujours ! Il a été invité par le patron de la galerie, c'est un ami d'enfance, Italien comme lui, mais depuis si longtemps en France que son accent a disparu.

Sylvia est rentrée chez elle, dans son appartement des Buttes-Chaumont. Quand le téléphone sonne, encore sous le choc émotionnel de l'après-midi, elle n'ose pas décrocher mais la curiosité l'emporte.
— Bonjour, dit une voix masculine, vous êtes bien Sylvia Ritter ?
— Oui, que désirez-vous ?
— J'ai le plaisir de vous annoncer que vous êtes l'heureuse gagnante de la loterie tirée lors du vernissage de l'exposition d’Henrik Vazov cet après-midi.
— Mais... je n'y ai pas participé...
— Votre nom a été tiré au sort dans la liste des invités.
— Et, et... qu'ai-je gagné ? bégaie-t-elle.
— Un séjour à Florence de trois jours à l'hôtel Plaza Athénée avec la personne de votre choix.
— J'irai seule ! dit-elle péremptoire et sans attendre, acceptant ainsi le gros lot.
Elle est plutôt contente de partir, de faire une coupure dans sa vie trépidante de rédactrice en chef d'un magazine littéraire. La Toscane, ce sont les seuls bons souvenirs qu'elle conserve, ces vacances avec d'autres enfants, chez des amis de sa mère peut-être, elle n'en sait plus rien, pressée d'oublier sa famille comme elle l'était et l'est toujours. Elle se rappelle seulement que c'était une grande propriété viticole florissante aux alentours de Florence, le domaine De Niro, comme l'acteur américain, ça ne s'oublie pas ! Elle irait cet été.

La grande grille jadis d'un noir brillant avec ses pointes dorées est rouillée. Une grosse chaîne verrouille la porte. Elle a loué une voiture pour retrouver ses joies enfantines et adolescentes. Debout derrière les barreaux, elle observe le parc si bien entretenu auparavant, à l'abandon maintenant, et la villa blanche au bout de l’allée bordée de châtaigniers, tous volets fermés. Depuis quand n'est-elle pas venue ? Depuis ses dix-huit ans ? Elle se rappelle ses dernières vacances, heureuse, amoureuse... Elle ne l'a jamais revu. Depuis, sa vie intime se limite à de rares aventures. Ne pas s'attacher ! Elle avait réussi à se construire grâce à cet endroit mais elle n'aurait jamais osé penser y revenir. Étourdie, elle retrouve cet air compact, ce ciel bleu pâle, les vergers en fleurs, le roucoulement des tourterelles… Dans ce pays de l’été, chaque heure s’accorde à son tempérament profond qu’elle n’a jamais pu révéler… sauf à lui.

L'été en Toscane, l'hiver dans les Vosges... Une mère italienne, un beau-père français... De ses journées dans le chalet du col du Bonhomme, pendant les vacances scolaires, elle ne se rappelle rien. Elle laissait le temps passer... Tout le reste de l’année, ils vivaient dans une villa d'une banlieue chic de la région parisienne. Le compagnon de sa mère était capricieux et arrogant. Il l’avait détruite, elle ne l’aimait pas et c’était réciproque.
Sur sa gauche, un panneau dont l'écriture est un peu effacée, la ramène au temps présent. Elle s’approche : il informe les curieux que la propriété est à vendre et donne les coordonnées du notaire à contacter.

— Ce sont les gamins De Niro, un garçon et une fille, qui ont mis en vente, il y a quelques années, quand leur mère et leur père sont morts à peu de mois d'intervalle, entend-elle dans son dos.
Insatiable et indubitablement content de parler à quelqu'un, le bonhomme continue de soliloquer sans s'occuper d'elle :
— Enfin c'est plutôt la Nina... parce qu'Antonio, lui, il aurait bien aimé continuer l'exploitation, un gentil gars toujours dans l’ombre de son épouse.
— Excusez-moi, mais vous les connaissez bien ? baragouine-t-elle.
Elle a appris l'italien avec sa mère jadis, mais depuis si longtemps solitaire loin de ces terres chargées de souvenirs, elle comprend mieux qu'elle ne s'exprime.
— Pour sûr ! Elle m'a mis dehors dès qu'elle a pu, la Nina. Elle nous a tous mis dehors ! Feignants, qu’elle disait ! C’est vrai qu’on arrêtait de travailler vers onze heures : il faisait déjà plus de 35° à l’ombre… C’est une s… Ce n'est pas une... gentille personne ! continue-t-il avec passion, prêt à employer un vocabulaire plus vulgaire. Comme si nous étions responsables du mildiou !
Furieux, il tourne les talons secouant la tête vigoureusement. Elle essaie de le retenir, d’en savoir plus, mais il est déjà loin…
Bizarre, pense-t-elle, perplexe et rêveuse. Son amie, Aurora, avait trois ans de moins qu'elle ; elle se souvient d’une fille aimable, jolie, très mûre, si bien que la différence d'âge ne se faisait pas sentir. Antonio était beaucoup plus jeune, tout bouclé – le gamin comme elles l’appelaient –, il aimait les vignes, c’était même sa passion au point qu’il était toujours fourré avec les viticulteurs. À quoi ressemble cette Nina, la mégère décrite par son interlocuteur ? Sylvia se souvient de tout cela en un instant… C’est fou comme un court instant peut suffire à rappeler à la conscience bien des choses, donnant alors cette impression que le temps est compacté, rempli jusqu’à ras bord de toute une flopée de pensées déjà concoctées.

L'étude du notaire est en plein centre historique de Sienne, dans une ruelle étroite à l'architecture médiévale près de la Piazza del Campo. La ville touristique est pleine à craquer : elle est en pleine préparation de son Palio, la célèbre course de chevaux qui a lieu le 16 août. Sylvia a laissé sa voiture à l'extérieur de l'enceinte fortifiée, elle presse le pas, elle a téléphoné et le notaire la reçoit rapidement. À sa grande surprise, il n'est pas seul : une femme, la quarantaine flamboyante, est déjà installée dans un des fauteuils en face du grand bureau. Invitée à entrer par un clerc, elle s’assoit sans bruit au bord du second fauteuil.
— Les rares personnes intéressées sont effrayées par les vignes mildiousées, poursuit le notaire. Vous comprenez, elles veulent bien la jolie maison mais pas s'encombrer de 5 hectares de terres, qui ne donneraient qu’une piquette.
Sylvia s’immisce dans la conversation sans avoir été présentée ni s’excuser de son retard.
— Mais les anciens employés du domaine ne seraient-ils pas capables d’aider ces personnes à remonter la qualité de la production ? dit-elle se rappelant son adolescence et les confidences de l’homme.
— Mais je manque à tous mes devoirs, l’interrompt l’officier public. Laissez-moi vous présenter l’une à l’autre : Mme De Niro, Mme Ritter ; Mme Ritter, Mme De Niro.
Sans se concerter, les deux femmes se lèvent et se font face.
— Ravie de vous connaître, dit Nina du bout des lèvres, ses yeux et sa bouche contredisant ses paroles de bienvenue. Vous êtes donc acheteuse ?
La dame présente un visage sévère, au nez marqué, à la peau blanche, ne portant que de légères traces de maquillage. Une vraie rouquine !
— Oui, répond Sylvia du tac au tac, sans cérémonie, j’ai contacté Maître Fabrizio hier.
Elle a quelques économies : ses loisirs inexistants et son travail rémunérateur lui ont permis d'épargner et d'amasser un beau pécule. Son appartement luxueux est sa seule source de dépenses ; elle ne se déplace qu'en transports en commun. Voir les ceps abandonnés l'avait remué au plus haut point ! Une bouffée de mélancolie l'avait submergée. Elle qui ne peut pas rester longtemps loin de Paris, la voilà qui se prend à rêver de promenades dans les collines du Chianti. Trente ans de solitude ! Les vacances toscanes ont pris fin il y a trente ans... Elle avait passé brillamment son bac et ses années universitaires agrémentées de petits boulots et de stages l'avaient coupée à jamais de son havre de paix. Adulte, elle aurait pu revenir... rechercher son amour d'alors. Où est-il ? Dario était plus âgé qu'elle ; régisseur du domaine, c'était un homme pas un de ces freluquets de son âge, mais elle s'en moquait, mieux cela l'excitait. Cherchait-elle en lui son père absent ? Il aurait soixante ans aujourd'hui.
— La famille De Niro désespère de trouver acquéreur, poursuit le notaire en s'adressant à Sylvia, la sortant de sa torpeur, ils ne se sentent pas le courage de gérer seuls un tel patrimoine...
— Avant de m'engager, je souhaiterais visiter la propriété. Prudente et encore indécise, elle n’a pas envie de dévoiler qui elle est.

Sylvia reconnaît immédiatement Antonio, il n’a pas changé, juste une calvitie naissante dans ses cheveux noirs bouclés. Il lui fait face, il est pensif, ses yeux noisette scrutant les rangées de vignes désolées, lui jadis si vif dans ses regards et ses mouvements. Il porte pantalon de toile bleue et chemise blanche.
C'est la fin de l'après-midi, les premières ombres s'approchent et il fait beau ce jour-là. Des roucoulements se répondent dans une rumeur indistincte. Une mer d'oliviers s'étend sur les pentes pierreuses à l’horizon, elle sent presque l’odeur puissante de la truffe noire… Elle vient d'arpenter le vignoble et se rend compte du travail titanesque nécessaire pour relever le domaine. Les mauvaises herbes et les ronces ont envahi tout l’espace.
Ils se regardent tous les deux et restent silencieux. Ils ne savent que dire, que faire. Chacun semble attendre un signal que l'autre devrait lui donner. Sylvia remarque qu'Antonio l'examine maintenant en détail, qu'il observe ce qu'elle est devenue. Lui aussi l'a reconnue, sans doute...
— Tu crois qu'on peut sauver ça ? lui demande-t-il impassible.
— Si tu le veux bien, oui, répond-t-elle amusée par le tutoiement. Elle veut le provoquer et tester son envie.
— Eh bien ! lui rétorque Antonio avec un grand sourire, tu as raison. Je... Son visage s'éteint aussi vite qu'il s'est éclairé et il détale, comme si l'espoir entrevu était insupportable tout comme la nouvelle venue.
— Qu’est-ce qu'il vous disait ? Ah, oui ! Que je n’arriverai à rien. Ben, tiens ! Écoutez-moi, Mademoiselle.
Nina semble à bout de nerfs. Toujours ce visage las et sans grâce, comme usé par les soucis !
— Nous avons vécu ici trop longtemps sous la coupe de ses parents. Quand ils sont morts, il y a cinq ans, il a bien fallu se rendre à l’évidence : les vignes malades ne produisaient presque plus rien… Cela n'a fait plaisir à personne, alors je m'y suis collée, moi l’étrangère. J'ai dû renvoyer le régisseur, tous les ouvriers, les domestiques, mettre en vente le domaine...
Avide de confidences, elle lui apprend également qu'Antonio à une sœur aînée qui vit recluse à Rome.
— Depuis le décès, c’est le silence radio !
Elle hésite un peu, mais ajoute tout à trac comme si le temps était compté, pour la convaincre :
— Mes beaux-parents n’étaient pas aimés dans la région. Je n'ai jamais su pourquoi. De sombres histoires de fâcherie, dit-on – plausibles quand on connait mon olibrius de beau-père –, mais je n'y ai jamais cru.
Puis, elle souffle, ses yeux verts dans ceux de Sylvia, d’une voix soudain adoucie :
— En attendant, Antonio souffre ; le vignoble, c'est sa vie. Vous pouvez nous sauver !

Un bruit lancinant a remplacé le roucoulement des tourterelles. Elle ouvre brusquement les yeux et se perd dans le regard inquiet d'un homme penché sur elle, elle le reconnaît vaguement. Elle prend plaisir à voir son émotion dans l'espoir que ce moment dure longtemps...
— Vous vous sentez mieux ?
Sylvia regarde autour d'elle pendant quelques instants et il lui semble qu'elle récupère son corps et ses esprits. Elle a donc rêvé ? Dans sa tête, la rêverie salvatrice et la réalité douloureuse se télescopent. Ainsi, c’était là l’histoire du domaine De Niro.
En un fragment de secondes, allongée sur un sofa de la galerie d'art, sa décision est prise : elle irait cet été.
Elle est dévisagée par l'homme troublant aux longs cheveux blancs dont elle se demande s'il n'est pas lui-même un fantôme. Elle se redresse brusquement.
— Je suis restée longtemps... partie ?
— Une éternité, répond Dario ses yeux noirs pétillants de malice.

Roucoulez, les tourterelles ! Sylvia ne sera plus jamais seule.

Catherine Mans

Mars 2014